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ou
Suzette, Bleuette, Couture, Prêt à porter


 Vous êtes toutes collectionneuses de poupées et en particulier de la célèbre Bleuette. Votre grand plaisir est de l'habiller avec les vêtements que vous trouvez au hasard des brocantes, mais surtout avec les tenues faites par vous mêmes, ce qui double le plaisir de la collection. Vous êtes des adultes, ayant des notions de couture et, pour la plupart d'entre vous, une bonne habileté manuelle. Néanmoins, vous savez par expérience combien il est difficile de réussir ces vêtements, d'autant plus compliqués que la petite taille de Bleuette ne facilite pas la tâche. Mais vous obtenez, malgré tout, de bons résultats car vous le voulez. Vous n'avez pas écorné vos économies pour voir traîner vos poupées chéries dans le plus simple appareil.

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 Mais revenons en arrière de près de cent ans et dans le domaine de la poupée d'alors, c'est à dire parmi les enfants

 En 1905, Madame Bernard de Laroche, membre de la société des Gens de Lettres, prend la direction de la Semaine de Suzette et immédiatement crée une rubrique couture, sous le pseudonyme de tante Jacqueline, pour la nouvelle née "Bleuette". Élevée à la Maison de la Légion d'Honneur, l'habileté aux travaux de couture des fillettes nées aux alentours de 1900 ne fait pas de doute dans son esprit; c'est pourquoi elle propose des patrons dont l'exécution lui semble possible.

 Une historiette parue dans la Semaine de Suzette raconte que, sous le Second Empire, l'Impératrice visitant des Demoiselles de la Légion d'Honneur fit un accroc à sa robe. Toute la communauté est consternée, sachant combien Eugénie est coquette. Mais celle-ci avise parmi les élèves une fillette dont la magnifique chevelure blond-doré est toute semblable à la teinte de sa robe. " Cette enfant serait-elle capable de faire une reprise avec un de ses longs cheveux ? " - " Bien évidemment ", répondent les éducatrices. L'accroc est réparé à la perfection et la visite peut s'achever dans la joie, après l'incident qui faillit gâcher cette journée historique pour la Grande Maison. Quelques années plus tard, la jeune fille recevra en cadeau de mariage, de l'Impératrice qui n'a pas oublié, un magnifique nécessaire de couture en or, dont nous pouvons être sûrs qu'elle a fait bon usage.

 Mais il semble bien que tante Jacqueline, ayant appris parfaitement la couture à la Maison de la Légion d'Honneur, quelques quarante ans plus tôt, ait présumé des capacités de certaines "Suzette" du début du XXème siècle. Toutes ne sont pas pensionnaires et dans la vie mondaine des fillettes de la bonne bourgeoisie, élevées à la maison ou dans des petits cours, il n'y a peut-être pas assez de place pour de l'excellente couture.

 Elles font du canevas ornemental, ces abécédaires qui se vendent maintenant très cher chez les antiquaires, des " pièces " pour apprendre les points de base : ourlet, couture anglaise, couture rabattue, feston, boutonnière; mais cela ne suffit pas à toutes les "Suzette" pour mener à bien les patrons très difficiles proposés dans le journal;


 Dans le numéro du 3 Août 1905, tante Jacqueline propose le " Diplôme de Fée ". Ce diplôme sera décerné par tante Jacqueline à toutes les abonnées directes de la Semaine de Suzette ayant bien réussi le costume dont Bleuette est  habillée. En feuilletant dans la collection des numéros parus, les nièces de tante Jacqueline trouveront certainement des patrons dont elles pourront se servir pour faire le costume de visites de Bleuette, objet du concours pour l'obtention du " Diplôme de Fée ". Il y a une gravure de la robe et du béguin. Pas faciles du tout. Suivent des explications pour le choix et les modifications à apporter aux patrons de bases'adressant plus à des couturières qu'à des enfants. " Les vingt-cinq premiers diplômes dits " Diplômes d'Honneur  " recevront en plus du Brevet une paire de chaussures élégantes pour Bleuette. Le travail est assez long, mais vous aurez le temps de le faire. C'est une occupation pour toutes les vacances ".

 Suit une douzaine de noms de fillettes qui ne sont pas arrivées en assez bon rang pour gagner les bottines de Bleuette. Mais tante  Jacqueline leur enverra des souliers de consolation avec leur  "Diplôme de fée".

  Sans vouloir médire de ces enfants qui maintenant nous écoutent de là-haut, gageons que plusieurs d'entre elles ont été aidées par des familles complaisantes. De plus, la participation au concours est faible par rapport au nombre d'abonnées qui ont reçu la Bleuette. Voyez dans la rubrique " Nous habillons Bleuette " les explications détaillées que la rédactrice juge nécessaires.

 Dans le numéro du 30 Novembre 1905, les résultats sont publiés. " Nous tenons d'abord à féliciter toutes celles des petites mamans de Bleuette qui se sont intéressées à ce concours. Nous avons eu de fort jolis envois, témoignant de beaucoup d'adresse et de goût ". Suivent les noms des 25 et même 30 gagnantes et la description détaillée de leur travail ainsi que des commentaires et compliments sur l'exécution. 
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  C'est la preuve que bien des fillettes ont du mal à " s'en sortir ". Si une maman, une grand-mère, la grande soeur ou la bonne peuvent aider, le travail est évidemment facilité pour certains enfants. Mais n'oublions pas que les petites mains, même exercées à la couture, ne peuvent rivaliser avec la dextérité des grandes personnes. C'est une question de motricité pas encore tout à fait acquise. On se pique les doigts, les mains sont moites, on se lasse, les petites jambes ont envie d'aller courir et souvent on abandonne l'ouvrage commencé.

 Tante Jacqueline propose dans la rubrique " Nous habillons  Bleuette " des vêtements qui sont particulièrement difficiles à exécuter. Toutes les " fans " de Bleuette qui ont tenté ce travail le savent bien. Mais cette rubrique est indispensable à l'esprit du journal qui se veut un éducateur complet, et la couture en est une discipline majeure. Si vous avez eu la chance de " tomber  " sur une malle de poupée contenant des vêtements, vous avez pu constater que bien souvent les résultats ne sont pas magnifiques. Les petites "Suzette", même aidées et avec beaucoup de bonne volonté, n'ont pas toujours  réussi.



 Tante Jacqueline persévérera dans cette voie qui suit celle de ses prédécesseurs : la "Poupée Modèle, la "Mode Illustrée", le "Journal des Demoiselles",  magazines presque entièrement axés sur la couture.
 
 Néanmoins, dès le numéro 49 de 1906, à peine deux années après le lancement du journal   et de la Poupée Bleuette, les éditeurs annoncent : « Bleuette à froid.  Peut-être pas toutes les "Bleuette" , mais beaucoup d'entre elles ont  froid. Soit que  leurs mamans  soient trop occupées par leurs devoirs à faire ou leurs leçons à apprendre, soit qu'elles  ne soient pas encore  assez habiles  ouvrières pour réussir les différents objets  du trousseau dont Tante Jacqueline  a publié les patrons dans le journal,  toujours est-il  que  beaucoup de  poupées sont encore en chemise (  Il est nécessaire que ce triste état cesse  au plus vite.......
Ci-contre  à droite et à gauche  Une Robe et son Manteau dont les patrons   ont demandé beaucoup d'habileté et de patience .... à une coutur!ère adulte et très compétente -

         « Semaine de Suzette 1911 n°30  »

 Dès le numéro suivant, les "Suzette" peuvent lire : « Nous nous sommes dont adressés à une habile confectionneuse qui fabrique  peu à peu les pièces du trousseau de Bleuette».  Suit  une liste de vêtements dont les prix varient suivant leur importance  entre 35 et 95 centimes. Toute demande de six objets donne droit  à une paire de bottines ou à un septième objet de 50 centimes. Les commandes sont à faire et envoyées par la Poste.»

   
 Au cours des mois  et des années qui suivront, les propositions de vêtements s'enrichiront  suivant les saisons. «      Les œufs de Pâques de Bleuette », « Bleuette aux bains de mer », « Bleuette sera belle le jour de l'an  1909  »........Il est bien précisé que tous ces vêtements  confectionnés par d'habiles couturières  sont exécutés d'après les patrons parus dans le journal. En 1908, au moment même de la parution du patron, dans les numéros 36 et 37 du costume de Bécassine, les "Suzette" sont averties que ce vêtement est mis en vente immédiatement. Mais en 1909, voici quatre chapeaux d'été originaux, vendus tout garnis ou à garnir. Puis pour l'hiver 1909/1910, quatre élégants chapeaux de feutre également différents des patrons.

 
Il est intéressant de noter que les mêmes articles sont vendus durant plusieurs années.    Les annonces se succèdent ainsi jusqu'en  1912, toujours alléchantes pour les "Suzette" : «Bleuette se déguise », «Parez votre Bleuette 
pour les Étrennes», «Le trousseau de Bleuette s'enrichit », «Pour les soirées de vacances qui deviennent longues, demandez  à vos parents de vous offrir Bleuette et quelques pièces de son trousseau.».

 En 1912, «Bleuette améliore son trousseau » avec cinq nouveaux chapeaux inédits.
 Fin 1912, : « Si vos parents ont des Étrennes 
à offrir....» On propose  alors la Poupée  accompagnée de trousseaux plus ou moins complets des vêtements confectionnés par des couturières d'après les patrons. Pour 20 , 15 ou 10 Francs on a un abonnement d'un an à la Semaine de Suzette,  une Bleuette et un trousseau d'importance variée.

 Heureux temps pour les " fans " de Bleuette, on aimerait revivre cette époque. En 1913,  " Bleuette a froid, hâtez-vous de l'habiller chaudement ". En 1914 " Voici venir le joli mois de Mai, il faut offrir des vêtements d'été à votre Bleuette ". Bien peu de  " Suzette " dont les parents en ont les moyens ont pu résister à l'envie d'avoir ces beaux vêtements bien faits, sans mal. Puis vient la guerre, Bleuette est infirmière sur le front. Il lui faut absolument un costume de circonstance. Tante Jacqueline fait publier dans " Nous Habillons Bleuette " un patron très compliqué d'un costume complet d'infirmière de la Croix Rouge. Mais en même temps, on annonce la vente de ce costume tout fait. Dans le numéro 45, à la fin de 1914, paraît une photo, la première, d'une Bleuette 6/0 vêtue en " Infirmière ". Ci-contre la tenue d'époque.

 
En 1915, la France s'enfonce dans cette guerre qu'on espérait " fraîche et joyeuse ". Les " Poilus " s'enlisent dans les tranchées. Mais à l'arrière, il faut maintenir le moral des civils et même celui des enfants.


  Voilà donc que chez Gautier, on a préparé un événement. Dans le n° 39 et les suivants 44,  45, 50 se succèdent des annonces extraordinaires : " Les nouveautés du Trousseau de Bleuette : Les nouveaux costumes de Bleuette créés par une première d'une des meilleures maisons de couture de la rue de la Paix, sont remarquables d'élégance et d'originalité et serviront certainement de modèles à beaucoup de mamans pour habiller nos gentilles lectrices ". Il y a les croquis de ces vêtements. C'est ce qu'on peut appeler les pré-catalogues. On vend encore les anciens vêtements des patrons, pour les liquider probablement. Les nouveaux costumes sont évidemment plus chers que les anciens.

  Et voilà " Tipperary ", " Joffre " en hommage aux soldats qui meurent sur le front, mais aussi des tenues de ville superbes: " Parc Monceau ",, " Parisienne " (manteau, robe, chapeau ), " Frou-Frou " et des chapeaux tout à fait  " chic " :  " Pimpant ", " Suzette ",  " Bleuette ", début 1916.

  Dès le milieu de 1916, voici de nouveaux modèles : " Primevère ", "Trottinette ",  " Touriste ",  " Daisy ", avec des chapeaux assortis. On propose encore quelques vêtements, mais de moins en moins.

 Et voilà la première annonce du catalogue dans le numéro 40 de 1916 : " Demandez le catalogue spécial qui sera envoyé gratis et franco " et dans le numéro 45 de 1916 : " Nos abonnées directes recevront en même temps que le journal  le  très beau  catalogue  de  luxe  du  trousseau  de  Bleuette  pour  la  saison d'hiver. Il a seize pages illustrées de nombreux dessins et est imprimé en couleurs. Nos lectrices non abonnées pourront le recevoir en nous envoyant un timbre de 10 centimes. Qu'elles se hâtent, le tirage est limité ". Et dans ce même numéro, une grande première : jusqu'à ce jour, les achats ne se faisaient que par commandes passant par la Poste, et voici le commencement d'une longue période de vente dans les bureaux d'abord, Quai des Grands Augustins, puis rue Jacob à partir de 1926, " Bleuette et son trousseau sont exposés dans notre salle de vente où nous serons heureux de les montrer à nos lectrices ".Et ce sont les premiers catalogues avec ces premiers modèles qui nous font rêver parce que quasiment introuvables : " Mes Courses ", " Graciosa ", " Philippines " , " Charmeuse ". En 1920, " Givrette "  ( Ci-contre à droite )

 Tous ces modèles font encore un peu "dame" pour une petite poupée qui veut avoir une dizaine d'années. C'est sans doute l'influence d'une tante Jacqueline vieillissante, élevée avec ces poupées parisiennes habillées pour une grande majorité en "dames".


Conférence de
Suzanne GAUTROT
Au Congrès de LILLE
Mars 1994
Fin de la première partie
 Suite en Février prochain

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Janvier 2013
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