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Ce site dont le sujet est pour le moins inhabituel dans un site de poupées est très présent pour moi car dans cet incendie qui bouleversa la France entière, le monde pourrait-on dire, tout brula y compris de ravissantes poupées et leur maitresse qui étaient là pour contribuer à cet élan du coeur dont notre pays a souvent et malheureusement besoin. J’ai retrouvé avec émotion l’une d’elles, sur une photo, elle a échappé au brasier monstrueux mais évidemment a quand même beaucoup souffert. C’est très probablement une Rabery Delphieu, Madame Rabery Delphieu et sa fille présente à ses côtés, périrent toutes deux dans cet horrible incendie. Je ne suis pas encore allée voir la chapelle qui contient dans son annexe ces très émouvantes et précieuses reliques mais je le ferai c’est sûr . |
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Le 21 mars1897, la Comtesse de Maillé avait invité le Tout-Paris plus ou moins aristocratique à venir déposer son obole pour les Cercles catholiques d'ouvriers lesquels étaient destinés à barrer la route au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde. Avec en attraction une jeune inspirée, Melle Couedon. Elle avait des références cette jeune personne qui affirmait transmettre en direct les messages de l'ange Gabriel. N'avait-elle pas déjà annoncé le scandale de Panama, la guerre turque ? Puis, tout récemment, la mort d'un prince de sang royal dans l'année ? Dans le salon de Mme de Maillé, l'on s'agglutine autour de la voyante. Celle-ci prend sa tête entre les mains, lève les yeux au ciel, commence à parler, lentement, d'une voix un peu lointaine mais distincte : « Près des Champs-Elysées, je vois un endroit pas élevé,qui n'est pas pour la pitié, mais qui en est approché dans un but de charité qui n'est pas la vérité.Je vois le feu s'élever et les gens hurler. Des chairs grillées, des corps calcinés.J'en vois comme par pelletées... » L'assistance est consternée. Mademoiselle Couedon s'empresse de la rassurer : Toutes les personnes présentes aujourd'hui seront épargnées. » Le poète José-Maria de Heredia est le seul à émettre quelque réserve : « C'est peut-être impressionnant, mais c'est de la bien mauvaise poésie. » Ci-contre : Henriette Couëdon, dans son cabinet de la Rue Paradis. Gravure de l'Illustration avril 1897 |
Qu'importe, en cette fin de siècle ce qui est chic, c'est la charité. Mondaines et demi-mondaines, vraies marquises et fausses comtesses, princesses de sang et duchesses de circonstance rivalisent dans l'organisation de galas de bienfaisance, de ventes destinées aux oeuvres. La baronne Reille en est arrivée à ouvrir rue de l'Université une oeuvre permanente, en fait une boutique de parfurmerie et de maroquinerie où elle " fait vendeuse " de temps à autre :" Il ne faut pas seulement donner aux pauvres. Il faut aussi travailler pour eux ". Le " must " caritatif, c'est en ce temps-là le Bazar de la Charité que certaines mauvaises langues s'obstinent à qualifier de " Bazar de la Vanité ". C'est Harry Blount qui en eut l'idée, douze ans auparavent : " Pourquoi ne pas faire une vente, non pas seulement pour une oeuvre mais pour toutes les oeuvres ? Au lieu d'ouvrir un seul après-midi, elle recevrait les personnes charitables, qui sont nombreuses, pendant trois semaines ou un mois. Chaque oeuvre aurait son comptoir, sous la responsabilité des dames patronnesses. " |
Idée lumineuse, idée de génie puisque en douze ans le-dit Bazar de la Charité avait engrangé plus de sept millions de francs or ! Les journaux avaient été pour quelque chose dans ce formidable succès puisque dès la publication du projet Blount ils avaient proclamé : " La salle Albert-Legrand, faubourg Saint-Honoré, sera certainement le rendez-vous de la haute société parisienne pendant tout le mois prochain. Les sociétés de bienfaisance l'ont transformée en vaste bazar approvisionné d'objets de toutes sortes : nouveautés, papeterie, vêtements, mercerie, vendus à des prix plus que modérés. Il suffit de citer parmi les dames patronnesses les noms de la baronne de Rotschild, de la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, de la comtesse de Biron, de la comtesse de Briey. " Etait-ce le fait d'un succès grandissant ? En tous cas, le Bazar ne cessait de se déplacer. Du faubourg Saint-Honoré, il avait émigré à plusieurs reprises sous d'autres cieux. Et en cette année 1897, il quittait la rue de la Boétie pour s'en aller rue Jean-Goujon sur un terrain prêté par Monsieur Michel Heine. Sur ce terrain s'élevait un hangar en sapin de Norvège de quatre-vingts mètres de long sur treize de large. Une troupe de théâtre de patronage y avait joué une vingtaine de fois "La Passion de Notre Seigneur" à l'intention des élèves des écoles religieuses |
Le 6 avril, le baron de Mackau, co-organisateur avec Harry Blount du Bazar de la Charité, y réunit les dames patronnesses : SAR la duchesse d'Alençon, la duchesse de Vendôme, la duchesse d'Uzès, la marquise de Saint-Chamans, la comtesse Greffuhle, la générale Février, Mme de Sassenay, notamment. Il leur annonce une surprise qui vaudra un million de recette au moins :
" En fait, une rue de Paris au Moyen Age avec ses auvents, ses échoppes aux enseignes pittoresques, ses étages en trompe-l'oeil, ses murs tapissés de lierre et de feuillage : un véritable décor d'opéra ; et d'ailleurs c'est bien de cela qu'il s'agit puisqu'il est signé Chapron, décorateur de l'Opéra." Le baron de Mackau fait faire le tour du propriétaire. Vingt-deux boutiques. Une pour chaque comptoir. Voilà l'idée de M. Blount. Il avait remarqué ce décor à l'exposition du théâtre, au Palais de l'industrie : " Nous ne l'avons racheté, que cent quatre-vingts francs ! Un vrai prix du Moyen Age ! Dans ce décor, nos vendeuses auront un succès sans pareil. Permettez-moi de vous présenter M. Chapron, décorateur de l'Opéra, qui l'a dessiné et qui a accepté d'en surveiller l'installation dans notre local, en faisant les raccords nécessaires." Chapron sourit à ces dames et s'explique : " Je n'ai utilisé que de la toile peinte, du carton pâte et du bois blanc. Dans le théâtre, nous avons l'habitude. Tout n'est pas terminé. Nous allons tendre un velum de cinq cents mètres carrés pour cacher le toit, décorer les boutiques avec des bannières armoriées et compléter l'ensemble avec des draperies et des étoffes chatoyantes. " Tout de même, Chapron a quelque appréhension. Il glisse au baron de Mackau : " Surtout, soyez très prudent. Toutes ces matières sont extrêmement inflammables. " Le baron de répondre : " Mon cher, vous pensez bien que dans nos ventes, nous interdisons aux Messieurs de fumer. " |
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Pourquoi le décorateur a-t-il subitement eu le besoin de faire part de ses craintes au baron ? Parce qu'il y a dix ans, c'est l'Opéra Comique qui a été la proie d'un incendie... La présence annoncée d'un cinématographe n'est pas faite pour calmer ses inquiétudes. En effet, à l'une des extrémités du hangar, sous un appentis, on pourra pour cinquante centimes voir les images animées des frères Lumière : une sortie d'usine, un train qui entre en gare et le clou, à savoir " l'arroseur arrosé ". Et justement, l'entrepreneur qui se charge des représentations cinématographiques, n'est pas très satisfait de ce local ; il s'en ouvre au baron de Mackau : " Je n'ai pas assez de place pour loger mes appareils, les tubes d'oxygène et les bidons d'éther de la lampe Molteni. Il faut aussi séparer le mécanicien du public. Les reflets de la lampe risquent de gêner les spectateurs. " " Nous ferons une cloison en toile goudronnée autour de votre appareil. Un rideau cachera la lampe. " " Et mes bouteilles et mes bidons ? " " Vous n'aurez qu'à les laisser sur le terrain vague, derrière votre local. " L'avant-veille de l'ouverture, nouvelle intervention de Normandin : "J'ai essayé la lampe que je possède mais elle ne marche pas bien. J'ai téléphoné à M. Molteni mais il ne peut pas m'en donner une autre avant lundi soir. " " Attendons mardi. Vous savez, le lundi, c'est une sorte de répétition générale. " |
La première journée sera effectivement une « sorte de répétition générale » qui laissera tout de même une recette globale de quarante mille francs. Les journaux retiendront essentiellement la présence de Mademoiselle de Flores, fille de l'ambassadeur d'Espagne et de la duchesse d'Alençon, soeur de l'impératrice d'Autriche, la célèbre Sissi.
Les choses sérieuses doivent commencer mardi avec la bénédiction du Bazar par le nonce apostolique dès 15 h. Celui-ci vient, fait un tour rapide et s'en va sans que la foule qui se presse là s'en rende bien compte. Car il y a là quelque douze cents personnes et aux alentours de 16 h des cohortes de visiteurs ne cessent d'arriver. Il fait très chaud et la duchesse d'Alençon murmure à sa voisine, l'épouse du célèbre chirurgien Belin : " J'étouffe... " Mme Belin observe : " Si un incendie éclatait, ce serait terrible ! " Ci-contre Sophie-Charlotte de Bavière, duchesse d'Alençon, (Sœur de l'Impératrice Sissi), |
Le baron de Mackau qui fait le tour du propriétaire jette un coup d'oeil sur sa montre : quatre heures. Dix minutes plus tard, c'est l'accident et cela se passe dans la cabine du cinématographe. La lampe de projection a épuisé sa réserve d'éther ; il faut la remplir. Tâche malaisée : la cabine est obscure. Bellac, le projectionniste, demande à son jeune assistant de gratter une allumette. La flamme jaillit, embrase les vapeurs d'éther. Un rideau prend feu, la flamme court le long de la boiserie... On court prévenir le baron de Mackay et Harry Blount : il faut évacuer le bazar vite ! C'est déjà trop tard : une longue flamme rampe le long des murs, dévore le velum, embrase les murs en carton goudronné. Un témoin dira : " Comme une véritable traînée de poudre dans un rugissement affolant, le feu embrasait le décor, courrait le long des boiseries, dévorant sur son passage ce fouillis gracieux et fragile de tentures, de rubans et de dentelles. "Au grondement de l'incendie répondent les cris de panique de douze cents invités qui tentent de s'enfuir. Rares sont celles et ceux qui gardent leur sang-froid. La duchesse d'Alençon répond à Mademoiselle d'Andlau qui tente de l'entraîner : " Partez vite. Ne vous occupez pas de moi. Je partirai la dernière. " A l'extérieur, l'alarme est donnée, les voitures rouges tirées par des percherons arrivent sur les lieux cependant que des grappes humaines ˇ véritables torches ˇ surgissent par les sorties du hangar qui n'est plus qu'un immense brasier. Le sauve-qui-peut général s'est transformé en « chacun pour soi ». Plus question de convenances, d'étiquette, de mondanité : que de messieurs bien mis se transforment en brutes épaisses, écrasant sur leur passage tant de dames de charité... |
L'eau enfin jaillit dans les lances d'incendie : treize minutes après le début de l'incendie. Un journaliste qui vient d'arriver sur les lieux, note : " C'est un spectacle inoubliable dans cet immense cadre de feu formé par l'ensemble du bazar, où tout brûle à la fois, boutiques, cloisons, planchers et façades, des hommes, des femmes, des enfants se tordent, poussant des hurlements de damnés, essayant en vain de trouver une issue, puis flambent à leur tour et retombent au monceau toujours grossissant de cadavres calcinés." A 16 h 30, ce qui restait du Bazar s'est écroulé. Tout est terminé. Harry Blount, désespéré, est emmené à l'hôtel particulier de ses parents. Son père l'apostrophe : " Je préfèrerais te savoir mort là-bas que te voir vivant ici ! "
On commence à retirer les corps calcinés, souvent méconnaissables et l'on constate que parmi les victimes, il y a cent quinze femmes et cinq hommes seulement, alors que les Messieurs étaient tellement nombreux au moment du sinistre....Les soldats du 102e de ligne commencent les opérations de déblaiement. Macabre besogne. |
Le baron de Mackau, le lendemain, reçoit une lettre du père d'une victime : " Je regrette, monsieur, qu'en qualité d'ancien officier de marine, je sois obligé de vous rappeller que le commandant doit quitter son bord le dernier. "
Féministe et impitoyable, Séverine écrit dans Le Journal : " Parmi ces hommes (ils étaient environ deux cents), on en cite deux qui furent admirables et jusqu'à dix qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de talons, à coups de canne." Cinq cadavres ne seront pas reconnus. On leur fera des funérailles solennelles à Notre-Dame en présence du président de la République. Le 16 mai, la duchesse d'Alençon sera inhumée à Dreux. Le 7 mai 1897, le duc d'Aumale, fils de Louis-Philippe, est terrassé par une crise cardiaque dans son château de Sicile . Il venait d'apprendre la mort de Mademoiselle Couedon et de rédiger une vingtaine de lettres de condoléances. Ce fut l' incendie le plus meurtrier de la IIIe République. |
RECIT D’UNE SOEUR DE CHARITÉ
On sait qu’au début de l’incendie, un grand nombre de personnes s’étaient réfugiées dans le terrain vague attenant au Bazar. Ce terrain était clos. Cent cinquante personnes s’y trouvèrent tout à coup comme emprisonnées devant les hautes murailles des maisons voisines. Pourchassées par les flammes que le vent rabattait dans leur direction, elles s’étaient blotties, entassées contre l’infranchissable obstacle, poussant des cris déchirants. C’est alors que Mme Roche-Sautier, propriétaire d’un des bâtiments limitrophes, l’hôtel du Palais, leur apporta, avec l’aide de son personnel, un secours inattendu. Voici le récit de cet émouvant sauvetage fait par une soeur de charité qui se trouvait au milieu des victimes:
" Dans ce terrain, cent cinquante dames et jeunes filles étaient réunies cherchant une issue. Les flammes, très hautes heureusement, penchaient du côté de la rue, puisqu’elles ont brûlé, comme on peut le voir, les stores des fenêtres du troisième étage du numéro 26 et brisé des vitres. Mais il régnait une chaleur de fournaise et la moindre saute de vent rendait immense le péril. Nous étions enfermées entre le feu et des murs sans fenêtres d’une hauteur de six étages. Sur la crête d’un mur, nous voyons apparaître le père Ambroise, du couvent de l’Assomption, qui descend une longue échelle. Par là, quelques dames ont pu se sauver. Mais l’échelle menaçait de se rompre et le sauvetage était long et pénible. Dieu a eu pitié de nous. A un mètre cinquante du sol, dans ce mur qui appartient à l’hôtel du Palais, se trouvait une baie, un soupirail étroit, fermé par des barreaux de fer. Le cuisinier de l’hôtel du Palais a descellé un de ces barreaux et par ce trou, miraculeusement ouvert, ont passé cent cinquante dames et jeunes filles. "
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IMPRESSIONS D’UN SAUVETEUR JULES GAUMERY, CUISINIER EXTRAITS DU FIGARO " Je me trouvais dans la cuisine, avec Édouard Vaudier, mon aide. J’étais en train de piquer un filet de boeuf. Lorsque les premiers cris ont retenti, nous ne nous en sommes pas étonnés. Il faut vous dire que, pendant la semaine sainte, on avait installé un théâtre dans le terrain d’à côté et dans la même construction. A ce théâtre, on représentait une pièce qui s’appelait le Christ. Il y venait beaucoup de pensionnats de jeunes gens. Je n’ai pas réfléchi que la semaine sainte était loin, que le théâtre dont je parle avait été remplacé par le Bazar de la Charité. Bref, j’ai cru d’abord que les cris étaient poussés par des collégiens qui s’amusaient dans la rue en sortant du théâtre. " |
Au bout de quelques secondes, nous avons compris pourtant qu’il se passait quelque chose d’anormal. Nous sommes allés regarder à la fenêtre de la pièce voisine qui sert de boucherie, en grimpant sur la table où on découpe la viande; c’est la fenêtre qui donne sur le terrain vague au bout duquel se dressait le Bazar de la Charité. Ah! toute ma vie je me rappellerai l’horrible spectacle que nous avons eu sous les yeux. Quelles flambées! Et, là, à quelques mètres de nous, des femmes couraient éperdues, les unes portant des enfants dans leurs bras, toutes cherchant à se sauver, tandis que le feu semblait courir après elles! C’était terrible! L’une d’elles s’était cramponnée aux barreaux de notre grille. En nous apercevant, elle poussa un véritable hurlement de joie et d’espérance. Il y eut une poussée dans notre direction. Les mères nous tendirent leurs enfants, en nous suppliant de les prendre d’abord. Pendant ce temps, deux femmes, dont l’une très âgée, s’élançaient, sous nos yeux, hors du brasier, les vêtements enflammés — de vraies boules de feu — et, après avoir parcouru quatre ou cinq mètres, s’abattaient lourdement sur l’herbe en se tordant de douleur. Les pauvres femmes! Elles ne devaient plus se relever. |
Un seul coup d’oeil m’avait suffi pour embrasser dans son ensemble cet affreux spectacle. Aller chercher, dans la cuisine, le marteau dont nous nous servons d’habitude pour casser le charbon fut l’affaire de quelques secondes. Il fallait briser la grille d’abord. Nous nous mîmes, chacun à notre tour, à taper de toutes nos forces sur les barreaux. La femme y restait obstinément cramponnée, malgré nos supplications.
Les coups qu’elle reçut fatalement sur les doigts ne purent même lui faire lâcher prise. Les gravats qui se détachaient tombaient sur elle; un moellon qui pesait bien trois kilos, l’atteignit à la figure; les barreaux eux-mêmes, lorsqu’ils commencèrent à se desceller, la blessèrent; elle avait la tête ouverte et paraissait néanmoins insensible à la douleur! Elle ne cessait de nous répéter ces mots: — " Sauvez-moi! sauvez-moi! " Quand, enfin, quatre barreaux eurent cédé et que le trou pratiqué fut assez grand pour qu’une personne put passer par là, nous attirâmes vers nous la malheureuse; nous la hissâmes comme nous pûmes et, la première, elle échappa de la sorte au danger qui, à chaque instant, devenait plus grand. La fumée était, en effet, de plus en plus suffocante, et la chaleur plus terrible. Ma première idée fut de sauter dans le terrain vague, et de passer, les unes après les autres, les victimes à mon aide Vaudier. La fenêtre, en effet, était très élevée; elles n’y pouvaient atteindre toutes seules. Mais la foule se pressait, si compacte, contre la muraille, en nous appelant à l’aide, que je dus abandonner mon projet et me borner à passer une chaise au dehors. |
La scène que je viens de raconter avait à peine duré quelques secondes. Pendant ce temps, les cris déchirants poussés par les victimes avaient été entendus du personnel de l’hôtel. Tout le monde accourt dans la boucherie. Nous relayant les uns et les autres, nous avons, pendant trois bons quarts d’heure, attiré les victimes à nous, comme nous aurions ramassé des sacs de farine. Presque toutes nous arrivaient évanouies ou hébétées, la bouche ouverte, incapables d’articuler un seul mot. Il y en avait qui se cramponnaient si fort au cou de leurs sauveteurs qu’on avait toutes les peines du monde à leur faire lâcher prise. Nous en avons hissé autant que nous en avons trouvé, tandis qu’à quelques mètres de nous le fléau achevait son oeuvre de destruction.
Rapidement, les cris avaient cessé par là. Sous l’amas incandescent des décombres, il n’y avait plus que des morts — hélas! Tous les vivants étaient ici. Les dernières personnes qui quittèrent le terrain vague furent deux soeurs de charité qui, d’ailleurs, pendant toute la durée du sauvetage, s’étaient montrées admirables de courage, de calme et d’abnégation, aidant chaque victime à s’élever jusqu’à nous et les encourageant avec de bonnes paroles. Elles ne consentirent à quitter le lieu du sinistre que lorsqu’il n’y eut plus personne à arracher au fléau, et que leurs vêtements, à elles-mêmes, commencèrent à prendre feu. " |
L'EXPOSITION ET LA RECONNAISSANCE DES CADAVRES
Tous les cadavres retirés des ruines du Bazar furent transportés au Palais de l’industrie. L’exposition et la reconnaissance des victimes a donné lieu à des scènes d’une horreur tragique. " Dans ce grand hall, une odeur âcre d’amphithéâtre saisit la gorge. Sur les planches disposées en parquet et qui courent le long du mur sur trois côtés, les cadavres s’étalent en formes noires. L’aspect est inoubliable. Sur ce fond de masses charbonneuses, des moignons de membres ébauchent des gestes raidis où l’on sent le dernier appel des agonies. " Citons, d’abord, ce tableau brossé à grands traits par M. Jules Claretie: " J’ai vu les morts de Sedan, de Champigny et de Buzenval. J’ai entrevu, dans la salle de la mairie de la rue Drouot, quelques morts arrachés à l’incendie de l’opéra-comique; ces atroces visions n’étaient rien comparées à celle que donnait, l’autre nuit, la salle des cadavres au Palais de l’Industrie — ce Palais de l’Industrie dont l’histoire semblait terminée avec le Salon de cette année, et qui ajoute, en manière de post-scriptum, cet affreux chapitre à ses annales! Il y a, au musée de Florence, des scènes en cire, des figurines d’un sculpteur sicilien nommé Zumbo: pestes, tremblements de terre, massacres, fin du monde, qui, par leurs épouvantes, leurs horreurs d’un réalisme fantastique donnent seules l’impression qui se dégage de ces tas de morts en paquets. Oui, devant ces cadavres arrachés au brasier, je songeais à ces sinistres chefs-d’oeuvre de Zumbo. Et ces haillons, ces débris, ces restes à demi calcinés, ces pauvres créatures dont les corps transparaissaient sous les vêtements consumés,c' étaient des femmes, des filles, des mères! Elles s’étaient parées il y avait quatre heures à peine, pour porter leur obole au Bazar de la Charité. Ces collets garnis de dentelles, ces boas légers, tout ce luxe exquis de la Parisienne, ces étoffes printanières et gaies devaient être pour elles comme le san benito dont on entourait les victimes des quemaderos... "
JULES CLARETIE.
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RIEN N'A BOUGÉ DEPUIS CENT QUINZE ANS ET RIEN NE BOUGERA |
Plus d'un siècle s'est écoulé depuis cette effroyable catastrophe. D'autres se sont abattues sur Paris, plus graves. Mais au 23, rue Jean-Goujon, aucun immeuble d'habitation, mètre carré de bureau, ligne de métro, parking, n'est venu troubler le souvenir de la tragédie. Quelque 800 m2 sont conservés au sol.
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Il a fallu la détermination d'une poignée de descendants restés unis pendant cent ans, pour conserver à ce coin de la capitale les parfums, images et sentiments qui animaient cette société de la fin du XIXe siècle.
La comtesse de la Blotterie, dame patronnesse, mère de quatre filles, a péri dans les flammes. Sa descendante, Nelly du Cray, s'est faite gardienne du temple. Vice-présidente de l'association propriétaire des lieux, elle en ouvre les portes avec parcimonie. Une autre héritière la secourt quand le besoin s'en fait sentir. C'est-à-dire peu souvent, car les visiteurs sont rares, et c'est dommage. Du Bazar de la charité, tout nous parvient quasi intact. En souvenir de la société pieuse de 1897, une chapelle a été érigée en 1900 grâce à une souscription du Figaro : Notre-Dame-de-Consolation a la charge de garder la mémoire des lieux. Sa statue de 7 mètres redorée en 1997 pour le centenaire, bras levés vers le ciel, est la fidèle sentinelle postée au sommet du monument. Ici sont réuni des merveilles : l'architecture d'Albert Guilbert, avec coupole où la Vierge mène le cortège des victimes, signée du célèbre Albert Maignan, auteur des fresques du "Train Bleu" à la gare de Lyon à Paris ; vases de l'orfèvre Placide Poussielgue-Rusand ; somptueuses colonnes de marbre demi-deuil grand antique des Pyrénées. Rien n'a bougé depuis cent quatre ans, et rien ne bougera : la chapelle est classée monument historique. |
Derrière des grilles, de part et d'autre du choeur, se cache un cénotaphe. Nelly du Cray, qui en possède les clés, raconte cet alignement de tombeaux sans corps, installés par les familles les plus fortunées. Mais d'abord, la liste des victimes gravée en lettres d'or dans le marbre noir. Une histoire s'accroche à chaque nom. Joseph Doran, groom de 14 ans, Alfred David, 4 ans et demi, fils d'une pauvre veuve. Le marbre noir s'efforce de restituer cet état d'esprit : les noms des morts sont gravés par ordre alphabétique. Qui,et c'est le hasard, place en premier la plus titrée : la duchesse d'Alençon. Le graveur ajouta d'ailleurs, à tort, une particule au nom de la russe nihiliste, Elise Blonska. C'était la secrétaire de Georges Clemenceau. Sans famille, elle a été reconnue à un détail de toilette, par Georges Clemenceau lui-même |
Un spectaculaire Christ gît sous son linceul de marbre, cadeau d'une Américaine sortie indemne. La famille Chevilly perd deux filles : Marie-Louise et Yvonne, symbolisées par des colombes. Plus loin, les clichés de Richard Wilmer. Agrandis, posés sur le rebord de verrières signées du renommé Henri Carrot. En mémoire de la comtesse de Luppé, un sculpteur a érigé une jeune ouvrière de marbre blanc pleurant sa bienfaitrice. L'artiste n'était autre que le fils de la défunte. Des billets de loterie intacts, chapelets...Poupées noircies ! On sait par Madame Porot, éminente chercheuse en poupées, que Madame Rabery-Delphieu et sa fille y tenaient un stand de et ont péri dans cette catastrophe. On aimerait savoir s'il s'agit d'une de leurs poupées. Voir la photo ci-dessus. Cette vitrine modeste fait écho au sinistre présentoir de l'époque. Sur les étagères s'alignent les restes capricieux du feu. Le nombre de ces objets a été limité pour ne pas céder au goût du macabre, mais l'association en conserve de pleins coffres. La duchesse d'Alençon sera officiellement identifiée grâce à ses dents. Son dentiste, Isaac Davenport a dû examiner trente ou quarante bouches avant de retrouver trace de sa noble patiente. De ce jour, la Société odontologique a pris conscience de l'importance de l'art dentaire en médecine légale. " Il y a là pour le chirurgien-dentiste un rôle bien utile à jouer ", se félicite alors la profession. |
NDLR Voici là plusieurs extraits de la presse de l’époque et notamment du Monde. Ils donnent bien hélas l’étendue et l’importance du désastre. Vous trouverez sur Internet infiniment plus de lecture à ce sujet, évènement qui donne à penser sur la légèreté de son organisation. Nous voulons croire qu’une telle chose ne serait plus possible à notre époque. |
POUPENDOL |
R E T O U R
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Mars 2014 |